L’IVG et la Guyane
L’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en Guyane :
enjeux juridiques, sociétaux et perspectives
Selon un rapport du Sénat, publié le 16 octobre 2024, sur l’ensemble du territoire national (DROM compris), le taux de recours à l’IVG atteint 16,8 IVG pour 1 000 femmes âgées de 15 à 49 ans en 2023. Des disparités territoriales marquées sont relevées, notamment en Outre-mer où le taux atteint 31,2 ‰. En Guyane, il s’élève même à 46,7 ‰. Ce chiffre peut s’expliquer par la fréquence des grossesses précoces et une méfiance accrue vis-à-vis de la contraception.
Bien que le délai légal ait été allongé à 14 semaines en 2022, la majorité des IVG sont réalisées tôt, avec 80 % d’entre elles effectuées avant 10 semaines d’aménorrhée. Pour améliorer la situation, le rapport formule dix recommandations.
Malgré la reconnaissance constitutionnelle de la liberté de pratiquer une IVG, des obstacles persistent en matière d’accessibilité, l’effectivité de ce droit variant donc selon les territoires. La Guyane, d’une superficie de 83 846 km², est le plus vaste département français (1/6 de la surface de l’Hexagone) et dans l’unique région qui se situe en Amérique du Sud, composée à 90 % d’une forêt équatoriale dense, on rencontre de fortes disparités géographiques et une configuration sanitaire particulière liée aux difficultés d’accès vers les communes de l’intérieur. La sécurité sanitaire, les inégalités sociales et d’accès aux soins (en termes de couverture sociale, d’accès physique au regard des distances à parcourir) restent des défis constants. Le réseau routier de la Guyane est en outre peu développé, avec environ 450 km de routes nationales concentrées sur la bande littorale. Maripasoula, Papaïchton, Grand-Santi, Saül, Saint-Élie, Camopi et Ouanary restent inaccessibles. En janvier 2020, la population officielle de la Guyane était estimée à 290 691 habitants. Avec 26,4 naissances pour mille femmes, la Guyane se situe en haut du classement des régions françaises. La part des femmes ayant eu 4 enfants ou plus est encore élevée. En Guyane, la fécondité est d’autant plus forte que le niveau d’études est faible. Par ailleurs, 38,3 % des personnes en âge de travailler sont inactives.
Avec près de 4 000 IVG pratiquées en 2023, la Guyane affiche le taux de recours à l’IVG le plus élevé de toutes les régions françaises, environ deux fois supérieur à la moyenne nationale. Une Guyanaise a recours en moyenne 1,67 fois à l’avortement dans sa vie. Un taux qui serait en outre sous-estimé selon le réseau Périnat Guyane, puisque ne sont comptabilisés que les avortements hospitaliers. Plus de 4 IVG sur 5 (81,1 %) ont été réalisées hors centre hospitalier, en particulier par des sages-femmes libérales (74,4 %), et 92,9 % des IVG étaient médicamenteuses.
Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) qui a publié une étude sur les recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en 2022, chez les mineures de 15 à 17 ans, le taux d’IVG est également très élevé, atteignant 21,9 pour 1 000 adolescentes, contre une moyenne nationale de 5,6 ‰ pour 1 000.
Ces chiffres révèlent une réalité complexe, exprimant à la fois un fort besoin et des difficultés d’accès persistantes, pour les populations les plus vulnérables et de spécificités locales. On peut également relever des difficultés d’accès à la contraception et une prévalence importante des violences de toute sorte, mettant en lumière des enjeux sanitaires et juridiques cruciaux.
Cet article propose d’analyser les défis juridiques et institutionnels liés à l’accès à l’IVG en Guyane (Partie 1) avant d’envisager des solutions visant à renforcer l’effectivité du droit à la pratique d’une IVG (Partie 2).
Partie 1. L’accès à l’IVG en Guyane : un cadre juridique confronté à des réalités complexes
L’accès à l’IVG, se heurte en Guyane à des réalités matérielles et organisationnelles (1.1), liées à la précarité, à l’isolement géographique, aux difficultés d’accès à l’information et aux carences des services de santé, ainsi qu’à des obstacles juridiques et sociaux-culturels (1.2). Ces difficultés sont particulièrement prégnantes chez les mineures et les femmes isolées.
1.1. Les obstacles matériels et organisationnels à l’accès à l’IVG
Des études ont établi un lien entre le recours itératif à l’IVG et les violences sexuelles subies. 30 % des jeunes femmes en Guyane entrent dans la vie sexuelle par un rapport forcé ou non consenti. Les femmes victimes de violences sexuelles sont souvent confrontées à un double obstacle : un déni de leur droit à l’autodétermination et un éloignement du système de santé, limitant l’accès à la contraception. Le recours important à l’IVG peut être interprété comme un « échec de la contraception ».
Les centres hospitaliers se concentrent sur les trois principales agglomérations : Cayenne, Kourou et Saint-Laurent-du-Maroni, entraînant une couverture insuffisante en établissements de santé, et des difficultés de transport. L’insuffisance de gynécologues et de centres de planification rend l’accès à l’IVG difficile. Au 1er janvier 2018, la densité de médecins généralistes libéraux y est environ deux fois inférieure à celle de la métropole, avec 42 praticiens pour 100 000 habitants contre 91 en Hexagone. 611 médecins sont inscrits à l’Ordre. Le centre de planification et d’éducation familiale possède seulement deux places d’urgence. En 2023, 182 IVG y ont été pratiquées.
Le Centre de Santé Sexuelle (anciennement Centre de Planification ou d’Éducation Familiale) assure des consultations de contraception, ainsi que des actions de prévention portant sur la sexualité et l’éducation familiale. Le centre accueil les mineures de façon anonyme, gratuitement et sans autorisation de leurs parents. Pour améliorer l’accès aux soins, 18 structures de soins, appelées Centres délocalisés de prévention et de soins (CDPS), sont installées dans les communes isolées et gérées par le centre hospitalier de Cayenne.
L’insuffisance des structures de santé et le manque de professionnels formés, ainsi que les difficultés de transport vers les structures de soins limitent donc considérablement l’accès à l’IVG.
Le manque de praticiens entraine également des retards, pouvant compliquer les interventions. Tous ces éléments ont un impact en termes de délais de rendez-vous, que ce soit pour une IVG médicamenteuse ou pour une IVG chirurgicale.
Par ailleurs, l’accès à la contraception est lui-même limité, en raison d’un manque et de difficultés d’accès des femmes à l’information sur leurs droits et à leur possibilité d’accompagnement. Un nombre important de grossesses sont ainsi non prévu chez les jeunes filles. La réalisation de l’entretien psycho-social obligatoire pour les mineures, dans les centres délocalisés de prévention et de soins (CDPS), pourtant prévu par la loi est insuffisante. La possibilité de réaliser cet entretien à distance est heureusement envisagée. Par ailleurs, les mineures ne souhaitant pas informer leurs parents peuvent avoir du mal à trouver une personne majeure pour les accompagner. Le réseau Périnat apporte son aide en mettant en relation ces jeunes filles avec des référentes autrement dit des personnes accompagnantes. Les infirmières scolaires rencontrent également des difficultés pour accompagner les élèves à l’hôpital sans prévenir leurs parents. La diversité linguistique guyanaise se mue enfin en véritable casse-tête pour les services publics et complique l’accès à l’information et aux services liés à l’IVG.
A ces nombreux problèmes matériels et organisationnels s’ajoutent également des difficultés d’ordre juridiques et sociales
1.2. Obstacles juridiques et sociaux-culturels
Bien que, comme sus-évoqué, le taux de recours à l’IVG y soit parmi les plus élevés de France, atteignant 46,7 IVG pour 1 000 femmes âgées de 15 à 49 ans en 2023, certaines jeunes filles se heurtent à des obstacles administratifs et souffrent d’un manque d’accompagnement, en raison de l’absence de femmes-relais pour les guider dans leurs démarches.
Des cas de ruptures du secret médical sont par ailleurs fréquemment rapportés avec des situations où des parents inquiets ont sollicité les forces de l’ordre, entraînant ainsi une divulgation non souhaitée des informations médicales.
La stigmatisation sociale reste en outre un frein majeur. Dans certaines communautés, l’IVG demeure un sujet tabou, ce qui peut dissuader les femmes de demander une prise en charge et limiter leur accès aux soins. À cela s’ajoute la question de la clause de conscience des médecins, qui invoquent ce droit pour refuser de pratiquer des IVG. Si le droit de refuser de pratiquer une IVG est un droit fondamental, inscrit à l’art. R. 4127-18 du Code de la santé publique et dans le Code de déontologie médicale, et doit donc être respecté, cela réduit néanmoins l’offre de soins. Et ce, de manière considérable car 14 gynécologues de l’hôpital de Cayenne avaient simultanément fait valoir leur clause de conscience. Les convictions religieuses, fortes en Guyane, peuvent également dissuader certaines femmes de recourir à l’IVG ou influencer les professionnels de santé dans leur pratique, renforçant encore les obstacles existants.
Des solutions aux difficultés évoquées peuvent être suggérées.
Partie 2. Initiatives et solutions pour améliorer l’accès à l’IVG
On peut relever et suggérer un certain nombre d’action institutionnelles et sanitaires (2.1) et montrer que les associations et la mobilisation citoyenne jouent un rôle essentiel dans l’écoute et l’accompagnement des femmes et des professionnels de santé (2.2).
2.1. Actions institutionnelles et sanitaires
Le réseau Périnat Guyane, précédemment évoqué, met par exemple à disposition des « bons Morpho », financés par l’Agence Régionale de Santé (ARS), pour faciliter le transport des patientes, notamment dans l’ouest du territoire. La mise en place de campagnes de communication adaptées aux spécificités culturelles et sociales de la Guyane, basées sur des études sur les représentations de la contraception, s’avère en outre essentielle pour améliorer l’information et l’accès à la contraception. Il importe également de mener des actions de sensibilisation et de formation des professionnels de santé relatives à l’accompagnement des patientes et sur le respect du secret médical. Ces différentes actions permettront de mieux informer sur la contraception et l’IVG en utilisant des supports adaptés aux réalités locales.
2.2. Rôle des associations et mobilisation citoyenne
Le Planning Familial et d’autres associations accompagnent les femmes dans leurs démarches et les informent sur leurs droits. L’organisation d’un colloque sur les 50 ans de la loi Veil fut un événement marquant à l’initiative de la CRSA (Conférence régionale de santé et d’autonomie) et du Réseau périnat Guyane. Ces initiatives rejoignent les recommandations du rapport d’information sénatorial précité qui préconise « de fixer aux agences régionales de santé (ARS) des objectifs de croissance du nombre de libéraux pratiquant l’IVG médicamenteuse, de les former et de simplifier les procédures de conventionnement ; d’ouvrir systématiquement des centres périnataux de proximité en cas de fermeture de maternités afin de maintenir une offre d’IVG ; de soutenir la formation des équipes hospitalières à la technique instrumentale ; de renforcer le suivi de l’accès à l’IVG ; d’exiger des ARS l’identification des structures prenant en charge des IVG tardives ; de faciliter les IVG médicamenteuses en téléconsultation ; de mieux informer les patientes sur les modalités d’accès à l’avortement et le risque de désinformation en ligne ».
L’accès à l’IVG en Guyane reste donc un enjeu de santé publique majeur qui nécessite une approche globale et coordonnée. Si le droit à l’IVG est acquis en France, sa mise en œuvre en Guyane révèle de profondes inégalités d’accès. La situation de l’accès à l’IVG en Guyane s’avère complexe et paradoxale. On a pu relever que si le recours à l’IVG est particulièrement élevé, des efforts sont faits pour lever les obstacles logistiques et sociaux.
Il est impératif de s’attaquer aux causes profondes de ce phénomène, en luttant contre les violences sexuelles, en améliorant l’accès à la contraception et en renforçant l’éducation sexuelle. Des actions de sensibilisation, de prise en charge et de soutien aux victimes doivent être renforcées pour protéger les femmes et leur offrir des alternatives adaptées à leur situation. La combinaison d’un renforcement des infrastructures médicales, d’une meilleure prise en charge des publics vulnérables et d’une politique de prévention adaptée pourrait permettre d’assurer une effectivité réelle de ce droit fondamental. Plusieurs axes d’intervention sont la formation des professionnels, assurer l’augmentation du nombre de centres pratiquant l’IVG, notamment en milieu rural et dans les zones isolées. Cela passe par une meilleure répartition des ressources médicales et une formation accrue des soignants pour garantir une offre de soins accessible à toutes. Il s’avère également essentiel de faciliter l’accès à la contraception et à l’éducation sexuelle car un accès insuffisant à la contraception contribue à la fréquence élevée des grossesses non désirées. Il est donc crucial de développer des actions de prévention et d’éducation adaptées aux réalités socioculturelles de la Guyane, afin de permettre aux femmes de mieux maîtriser leur santé reproductive. Également de lutter contre les violences sexuelles et lever les freins sociaux, de mettre en place des indicateurs pour suivre l’accès à l’IVG, de tenter de réduire la distance entre le domicile et le lieu de réalisation de l’intervention, ainsi que les délais de prise en charge. L’objectif est de rendre le recours à l’IVG plus accessible, notamment dans les zones éloignées. Les mineures et les femmes en situation de précarité sont vulnérables face aux difficultés d’accès à l’IVG. Il est essentiel de mettre en place des dispositifs d’accompagnement renforcés, de veiller au respect strict du secret médical pour éviter toute forme de pression ou de stigmatisation et de renforcer les dispositifs d’accompagnement. Un engagement politique et institutionnel fort demeure indispensable pour garantir aux femmes de Guyane les mêmes droits que celles de l’Hexagone.
Trop souvent clandestine, l’interruption de grossesse par choix demeure une réalité. Accessible dans de bonnes conditions sanitaires pour celles pouvant avoir accès aux soins, elle est, à l’inverse, pratiquée dans des conditions extrêmement précaires pour les plus démunies. Pourtant, elle n’a jamais cessé d’être un recours et reste un enjeu essentiel de santé publique et de justice sociale. Ainsi, si la loi Veil a posé les bases d’un droit à l’IVG, sa mise en œuvre effective en Guyane reste un défi constant, nécessitant une adaptation des politiques publiques. L’anniversaire de la loi Veil est une opportunité pour renforcer les initiatives locales, garantir un accompagnement optimal des femmes concernées et réaffirmer l’importance de ce droit fondamental afin de mobiliser tous les acteurs pour garantir son effectivité en Guyane.
Jimmy Husson
Doctorant à l’Institut Droit et Santé, Université Paris Cité, Inserm, F-75006 Paris, France
Sources
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- Rapport d’information sénatorial n° 45 (2024-2025), » IVG : une « liberté garantie » mais un accès fragile »
- « La lettre Pro » de l’ARS Guyane, n° 616 lettre du 17 janvier 2025
- https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/Line/Les-langues-parlees-2019.pdf
- Les Centres de planification et d’éducation familiale : cinquante ans d’évolution, de la contraception des mères à la santé sexuelle des jeunes, par Valérie Ledour, Revue Enfances & Psy, Édition érès, 2025/2 n° 103, Harcèlements : de l’école aux écrans, pages 66 à 73.
https://shs.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2018-1-page-66?lang=fr
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